Conseils à mes enfants (1868)

Louis-Sidelly dit Sidley Radiguet

 


Mes chers enfants bien-aimés,


Votre mère désire que je vous trace ici quelques conseils paternels sur vos devoirs et sur la façon dont nous désirons que vous les accomplissiez.

Nous avons l’espoir de vivre assez pour vous élever dans les principes que nous croyons les meilleurs ; mais je puis mourir, votre mère peut sortir de ce monde avant d’avoir fini son œuvre, c’est-à-dire faire de vous deux bons jeunes gens, honnêtes, travailleurs et dignes, et dans ce cas, ces quelques lignes pourraient ne pas vous être inutiles.

 

I


Mes chers enfants, on a dit : Noblesse oblige ; - or, nous avons aussi notre noblesse : c’est d’être issus d’une souche de travailleurs, d’une lignée de gens utiles à leur pays et aux leurs.


Si jamais j’en ai le temps, je fixerai pour vous sur le papier le souvenir de quelques-uns d’entre eux.


Je vous ferai voir, les uns vos arrière-grands-pères et grands-oncles prenant part aux événements de la grande révolution de 1789-1792, les autres soutenant l’honneur du pays, soit sur les champs de bataille en 1813, 1814 et 1815, soit dans les luttes de l’industrie, dans les expositions nationales et universelles ; mais aujourd’hui je ne vous parlerai que de mon vénéré père, ce cher bon vieillard que ma fille a connu et qui a pu bénir mon petit Maurice bien peu de jours avant de mourir, mon père qui nous a laissé des exemples bien dignes d’être racontés plus longuement et mieux que je ne saurais le faire.


Simple ouvrier, sans aucune instruction, mais d’une intelligence remarquable, et de plus travailleur consciencieux et passionné, il est parvenu à doter son pays d’une industrie qui n’y existait pas : la fabrication de glaces parallèles pour les instruments de marine, d’astronomie, etc.


De nombreuses récompenses sont venues témoigner de son succès ; avant lui nos fabricants étaient forcés de tirer ces glaces d’Angleterre ; aujourd’hui encore, nous, ses fils, sommes seuls en possession de cette industrie, tellement notre père avait laissé loin derrière lui ses imitateurs.


Mais laissons cela.


Pendant plus de trente ans, secondé par la meilleure des épouses, notre mère, il a soutenu et aidé de nombreux parents de ses conseils, de son exemple et de son argent. Economes pour eux-mêmes, ils devenaient prodigues dès qu’il s’agissait de faire le bien.


En 1848, atteint par quatre faillites, et mon père ayant répondu pour un beau-frère qui sombra dans le désastre commercial qui eut lieu à cette époque, il vit sa petite fortune s’écrouler. Pressé par des amis de déposer son bilan, invité à cela, même par des créanciers qui lui offraient leur appui pour avoir son concordat, il ne le voulut pas ! Non-seulement (sic) il perdit sans hésiter tout le fruit de ses économies de vingt ans, mais encore il demanda du temps pour payer le reste intégralement ; il l’obtint avec force compliments pour sa loyauté et voulut travailler, tant que ses forces le lui permirent, à atteindre ce but tant désiré.


Lorsqu’il mourut entouré des bénédictions et des regrets de tous, mon frère aîné, Honoré Radiguet, qui lui était associé depuis longtemps pour la maison de commerce, reprit la suite en son nom et acheva d’acquitter cette noble tâche.


Ainsi pendant près de vingt ans notre père a travaillé pour l’honneur uniquement, pour la satisfaction de sa conscience, si vous l’aimez mieux.


Nous-mêmes, votre mère et moi, marchant sur ces traces vénérées, nous avons, dans une circonstance analogue, préféré payer peu à peu, en la prélevant sur notre existence, une somme considérable, plutôt que de faire perdre quelque chose à ceux qui avaient eu foi en notre signature ; et pourtant les circonstances étaient telles que beaucoup d’autres à notre place et des plus honnêtes eussent cru légitime de faire réduire cette dette à sa juste valeur ; nous ne le voulûmes pas, et, je dois le dire, grâce à l’intelligence et au courage de votre digne mère, ma femme bien-aimée, nous fîmes honneur à notre signature. pendant neuf années (de janvier 1859 à janvier 1868) toutes nos économies furent employées à ce devoir.


Voilà, mes chers enfants, voilà les exemples que je veux vous citer ; des malheurs semblables valent mieux pour la considération et le bonheur de la vie entière que certains succès de mauvais aloi. Perdre de l’argent n’est rien, tout est sauvé lorsqu’on peut redire ce mot historique : Tout est perdu fors l’honneur ! Ceci, mes enfants, n’est point de la déclamation vaine, c’est la base de la morale sociale ; si vous ajoutez à cette probité rigide, absolue, que j’appellerai l’esprit de justice, si vous ajoutez cet esprit de fraternité qui fait qu’on ne regarde pas les autres hommes comme des instruments de plaisir ou de bénéfice, mais comme des créatures semblables à soi-même, dont on doit respecter les droits et la dignité, comme des frères enfin que l’on doit conseiller, aider, soutenir dans la mesure de ses forces, si vous ajoutez, dis-je, cet esprit de fraternité à l’esprit de justice et de probité dont je parlais tout à l’heure, alors vous aurez la morale sociale tout entière.


Oui, se rendre utile à tous par le travail, aux siens par le dévouement et la bonté, observer la fidélité (ou la probité, c’est la même chose) à tenir tout engagement sérieux et contracté dans la plénitude de sa raison, garder sa dignité entière en respectant celle des autres, c’est, je le redis encore, toute la vertu, toute la morale, toute la religion, car ce sont là les préceptes que Dieu a gravés dans notre conscience.

 

II


Jusqu’à présent, mes chers enfants, je vous ai parlé des principes qui doivent vous guider dans la vie ; laissez-moi maintenant vous dire à chacun ce que j’attends de vous.

 


Ma fille chérie, mon Eugénie, si tu as ta sainte et digne mère, je n’ai aucune recommandation à te faire, si ce n’est l’écouter et l’imiter. Si, au contraire, Dieu l’a rappelée vers lui, c’est là pour vous deux, mes enfants, un irrémédiable malheur ; mais tes devoirs en sont plus grands encore. Tu as quatre ans de plus que ton frère, tu dois être ce qui nous eussions été pour toi, je le dis hautement, un exemple vivant de travail et de bonne conduite ; tu es sa marraine, il faut que tu sois sa mère ; cela te sera facile, j’en suis certain, car à l’heure où j’écris tu montres déjà les meilleures dispositions d’esprit et de cœur.


Ma pauvre chère enfant, la vie est rude parfois ; je ne sais quels chagrins, quelles tentations ou quelles désillusions t’attendent, mais ne faiblis pas ; ne t’abandonne ni au désespoir stérile ni au lâche dégoût du devoir ; conserve l’habitude du travail et l’amour du bien, et tu verras comme tu seras forte.


Eugénie, aie toujours devant les yeux l’exemple de ta mère, dont chacun te dira la belle existence et les grandes qualités.


Garde-toi pure te loyale ; que ta dignité et ta conscience n’aient à souffrir d’aucun de tes actes ; garde-toi, ma fille chérie, garde-toi ! Un honnête homme viendra qui te comprendra, qui t’appréciera et qui, avec l’assentiment de tes parents, t’aimera comme j’aurai aimé ta mère jusqu’au dernier soupir… et peut-être au delà… c’est mon espoir.


Ma chère enfant, tu as de bons parents, d’excellents amis ; aime-les, respecte-les, et suis leurs conseils ; visite-les souvent, surtout ton oncle Honoré et ta tante Sophie, M. et Mme Faureau, M. et Mme Pain, M. et Mme Fugère ; tâche d’attirer près de toi ton frère, montre-lui de la tendresse, une tendresse aimable et indulgente. Sois sa mère, ai-je dit, mais sois sa sœur aussi, une bonne sœur gaie et bienveillante ; laisse les reproches amers, les gros sermons aux grands parents ; ne l’encourage pas pourtant dans ses petites faiblesses s’il en a, mais prêche surtout d’exemple. Qu’il t’aime, ma fille chérie, et faites en sorte de vous tenir lieu de famille l’un à l’autre si vous devez nous perdre prématurément.

 


A toi maintenant, mon fils, mon bon petit Maurice, d’écouter mes derniers conseils.


Tu as pu lire les recommandations que je fais à ta sœur, elles te sont toutes applicables.


Si ta mère existe, je ne puis que t’ordonner aussi de l’aimer et de l’écouter ; à toi aussi je recommande l’habitude du travail, la probité dans tes engagements sérieux, le soin de ta dignité, la bienveillance pour tes semblables, enfin le respect pour les bons parents et vieux amis que tu possèdes ; suis leurs conseils en tout, crois-en leur expérience et leur affection.


Je ne crois pas avoir besoin de te recommander l’affection pour ta sœur, ta petite marraine ; elle a quatre ans de plus que toi, c’est quelque chose ; laisse-la donc agir envers toi en jeune mère, sois un peu son enfant… au besoin, sois pour elle un protecteur sérieux et calme.


Enfin, Maurice, travaille, étudie, sans t’épuiser pourtant. Je ne serai pas là, près de toi, peut-être ; mais qui sait ? peut-être verrai-je tes efforts pour être un homme digne de ce nom, un citoyen utile.

 

III


Avant de vous quitter, mes bons et chers enfants, je veux encore vous réunir dans une pensée commune. Je veux vous recommander encore l’amour fraternel ; votre mère et moi nous ne vous séparons pas dans notre cœur ; restez donc unis. Appuyez-vous l’un sur l’autre, vous vous devez l’un à l’autre tendresse et protection.


Voyez-vous souvent, quittez-vous le moins possible, échangez entre vous les meilleurs conseils ; vous les accepterez sans amertume quand vous aurez la conviction que c’est l’amitié qui les inspire.


Il est une circonstance surtout, circonstance bien grave et bien délicate, dans laquelle je vous conjure de rechercher les conseils de vos parents, de vos amis, de tous ceux qui vous aiment : c’est lorsqu’il s’agira de mariage.


Ne vous laissez pas entraîner par des considérations d’intérêt dans une union que votre cœur ou votre conscience réprouverait ; ce serait vous préparer, sinon de grands malheurs domestiques, mais tout au moins une vie bien triste et bien désenchantée.


Il faut pour le moins, pour être heureux dans le mariage, une certaine conformité de sentiments et de principes, source toujours nouvelle d’estime et d’affection. C’est cette heureuse sympathie qui nous a rendus si heureux votre mère et moi.


Vous fuirez donc une union basée uniquement sur l’intérêt ; vous fuirez également une alliance indigne de vous, qu’une passion aveugle seule pourrait vous conseiller.


Il est bien entendu que je parle d’une alliance indigne de vous au point de vue de l’honneur et de la dignité.


L’amour le plus vif lui-même ne peut suffire pour assurer le bonheur ; il y faut encore l’estime, qui seule le rend durable.


On ne peut impunément rougir de la personne à laquelle on a lié sa destinée.


Songez aussi, mes enfants, que le poëte (sic) a dit ceci ou à peu près :


Oui, l’honneur est une île escarpée et sans bords
Et l’on n’y peut rentrer dès qu’on en est dehors.


Ne vous laissez donc pas leurrer par cette illusion généreuse, mais folle, de réhabilitation de la personne aimée ; le monde, la société tout entière s’y opposera ; en effet, Dieu seul peut tenir compte du repentir, parce que lui seul peut savoir s’il est sincère. Mille blessures viendront vous atteindre dans votre dignité, dans vos affections ; mille obstacles se dresseront devant vous dans la carrière que vous suivrez ; vos enfants eux-mêmes seront un jour atteints fatalement par l’indignité de l’un de ceux de qui ils seront nés.


Non, mes enfants aimés, je veux espérer, je veux croire que vous écouterez dans une question si grave, et votre cœur et votre raison ; je veux croire qu’en ceci comme en tout vous resterez fidèles à ce principe sacré par lequel je veux finir, l’Honneur ! C’est mon dernier espoir, c’est mon vœu suprême.


Adieu, mes enfants chéris, adieu, mes bien-aimés, et que Dieu soit avec vous.


Votre père,
L. S. RADIGUET.


Ce 21 juillet 1868.

Parution à compte d’auteur.

Paris. – Imprimerie Arnous de Rivière et Ce, rue Racine, 26

 

 

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